Page:Proust - Albertine disparue.djvu/186

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Loup : « de l’Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment en Suisse. » Ce n’était pas elle !

Un instant avant que Françoise m’apportât la dépêche, ma mère était entrée dans ma chambre avec le courrier, l’avait posé sur mon lit avec négligence, en ayant l’air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu’on pouvait toujours lire dans son visage sans crainte de se tromper, si l’on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d’intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l’annonçant. Et elle n’est pas restée là parce qu’elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j’aurais et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant, en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu’elle me l’eut donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l’avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre et d’y rester s’il lui plaisait. Mais déjà, sur son visage, l’étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d’une pitié transcendante et d’une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle que nous étions des maîtres, c’est-à-dire des êtres capricieux, qui ne brillent pas par l’intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spiri-