Page:Proust - Albertine disparue.djvu/216

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meilleures pensées ». « Mère se joint à moi » est un superlatif dont on est rarement gâté.

Je reçus une autre lettre que celle de Mme  Goupil, mais le nom du signataire m’était inconnu. C’était une écriture populaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m’avait écrit.

Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme  de Forcheville m’avait répondu qu’il l’aurait infiniment admiré et n’aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l’avait dit pendant que je dormais : c’était un rêve.

Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs personnages, mais qui n’ont pas de lendemain.

Quant à Mlle  de Forcheville, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle avec désolation. Quoi ? fille de Swann qui eût tant aimé la voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de recevoir, ils l’avaient ensuite spontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre personnalité, d’après ce qu’on dit d’eux, aux êtres que nous n’avons pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau neuve et pris d’autres goûts. Je pensais qu’à cette fille Swann disait parfois, en la serrant contre lui et en l’embrassant : « C’est bon, ma chérie, d’avoir une fille comme toi ; un jour, quand je ne serai plus là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et à cause de toi. » Swann, en mettant ainsi pour après sa mort un craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille, se trompait autant que le vieux banquier qui, ayant fait un testament pour une petite danseuse qu’il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu’il n’est pour elle qu’un grand ami, mais qu’elle restera fidèle à son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux amis du vieux