Page:Proust - Albertine disparue.djvu/229

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ment sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d’inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d’orgueil et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l’irritation contre moi (irritation suspendue tant qu’elle m’avait vu malheureux, inconsolé) parce que j’avais eu des relations avec Albertine et qu’elle m’enviait peut-être — croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu’elle — un avantage qu’elle n’avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C’est ainsi que je l’avais souvent vue dire qu’ils avaient l’air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu’ils avaient de leur bonne mine, l’exaspérait, et dire, dans l’espoir de les fâcher, qu’elle-même allait très bien, ce qu’elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade, jusqu’au jour où, dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu’elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour quelle raison, dans une de ces rages comme jadis elle en avait eu contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n’aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu’elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n’était pas foncièrement mau-