Page:Proust - Albertine disparue.djvu/233

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sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à l’estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d’un plus vif éclat que le regard d’un penseur. Qui sait si, vu du dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l’esprit, moi par exemple, n’eût pas fait, à qui l’eût rencontré à Rivebelle, à l’Hôtel de Balbec, ou sur la digue de Balbec, l’effet du plus parfait et prétentieux imbécile ? Sans compter que pour Octave les choses de l’art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même, qu’il n’eût sans doute pas eu l’idée d’en parler, comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu’il l’a gardée. Tout de même, si la piété qui fit revivre l’œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d’œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont sortis non du concours général, d’une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais de la fréquentation des « pesages » et des grands bars. En tous cas, à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l’éternel malentendu d’un « intellectuel » (représenté en l’espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d’une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu’autrefois celui de Mme Blatin, était d’être — quoi qu’elles prétendissent — l’ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D’autre part, Albertine et Andrée, symbolisant en cela l’incapacité des gens