Page:Proust - Albertine disparue.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa carrière, peut-être même le commencement de nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n’avait pas renoncé. Car la vieillesse nous rend d’abord incapables d’entreprendre mais non de désirer. Ce n’est que dans une troisième période que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû abandonner l’action. Ils ne se présentent même plus à des élections futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.

Le prince, pour mettre le marquis à l’aise et lui montrer qu’il le considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms d’hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l’ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les crut oubliées, être exhumés par quelque personnalité signant « un Renseigné » ou « Testis » ou « Machiavel » dans un journal où l’oubli même où ils étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation. Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le diplomate aussi immobile et muet qu’un homme sourd, quand M. de Norpois leva légèrement la tête et, dans la forme où avaient été rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une brièveté moindre, demanda finement : « Et est-ce que personne n’a prononcé le nom de M. Giolitti ? » À ces mots les écailles du prince Foggi tombèrent ; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit