Page:Proust - Albertine disparue.djvu/273

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Parfois, au crépuscule, en rentrant à l’hôtel je sentais que l’Albertine d’autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux plombs d’une Venise intérieure, dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu’à me donner une ouverture sur ce passé.

Ainsi, par exemple, un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi vivante, mais si loin, si profondément qu’elle me restait inaccessible. Depuis sa mort je ne m’étais plus occupé des spéculations que j’avais faites afin d’avoir plus d’argent pour elle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses de l’époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de Norpois nous avait dit : « Leur revenu n’est pas très élevé sans doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer des différences considérables et d’un coup de tête je me décidai à tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine de ce que j’avais du vivant d’Albertine. On le sut à Combray dans ce qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes, on se dit : « Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien étonné d’apprendre que c’était pour une jeune fille de condition aussi modeste qu’Albertine que j’avais fait ces spéculations. D’ailleurs, dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé suivant les revenus qu’on lui connaît, comme dans une caste indienne, on n’eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait dans le