Page:Proust - Albertine disparue.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle fût vivante, que je ne l’aimais plus, j’aurais dû être plus bouleversé que quelqu’un qui, se regardant dans une glace après des mois de voyage ou de maladie, s’aperçoit qu’il a des cheveux blancs et une figure nouvelle d’homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire : l’homme que j’étais, le jeune homme blond n’existe plus, je suis un autre. Or l’impression que j’éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d’un moi nouveau à ce moi ancien, que la vue d’un visage ridé surmonté d’une perruque blanche remplaçant le visage de jadis ? Mais on ne s’afflige pas plus d’être devenu un autre, les années ayant passé et dans l’ordre de la succession des temps, qu’on ne s’afflige à une même époque d’être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l’ambitieux qu’on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s’en afflige pas est la même, c’est que le moi éclipsé — momentanément dans le dernier cas et quand il s’agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s’agit des passions — n’est pas là pour déplorer l’autre, l’autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie car il est le mufle, et l’oublieux ne s’attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu’il a oublié.

J’aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l’étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d’alors. La vie, selon son habitude qui est, par des travaux incessants d’infiniment petits, de changer la face du monde, ne m’avait pas dit au lendemain de la mort d’Albertine : « Sois un autre », mais, par des changements trop imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjà habituée à son nouveau