Page:Proust - Albertine disparue.djvu/283

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forcé d’obéir), cette volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l’air de penser que je disais cela sérieusement, ne me répondit même pas. Je repris qu’elle verrait bien si c’était sérieux ou non. Et quand fut venue l’heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m’y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l’hôtel un musicien chantait « sole mio ».

Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L’heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaient devenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore — comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait