Page:Proust - Albertine disparue.djvu/286

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savais que cela voulait dire : « Je resterai seul à Venise ». Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sorte de froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein cœur ; quand la phrase était consommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avait pas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.

Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J’étais étreint par l’angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l’âme de Venise s’en était échappée, de ce Rialto banal qui n’était plus le Rialto, ce chant de désespoir que devenait « sole mio » et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise ; j’assistais à la lente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.

Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.

Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance la comète qu’on peut prédire — grâce à l’insoupçonnable puissance défensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée — mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j’arrivai, les portières déjà fermées, mais