Page:Proust - Albertine disparue.djvu/288

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rement et que j’avais crue d’Albertine était de Gilberte. Comme l’originalité assez factice de l’écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l’air de souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l’air d’interrompre les phrases de la ligne d’au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d’au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l’employé du télégraphe eût lu les boucles d’s ou de z de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l’i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l’air d’un A gothique. Qu’en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d’ailleurs, m’avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur et n’était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l’idée que la lettre est d’une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d’une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c’est ainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales vient d’une première méprise sur les prémisses.