Page:Proust - Albertine disparue.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des autres mais d’eux. Ils n’avaient jamais eu assez de railleries pour ces « grands mariages » fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des grandeurs inouïes de la maison d’Oloron, si une exception ne s’était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante de nature, elle faisait passer le plaisir d’humilier les siens avant celui de se glorifier elle-même. Aussi, n’aimant pas son fils, et ayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu’il était malheureux pour un Cambremer d’épouser une personne qui sortait on ne savait d’où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au jeune Cambremer, qui avait déjà une certaine propension à fréquenter des gens de lettres, on pense bien qu’une si brillante alliance n’eut pas pour effet de le rendre plus snob, mais que, se sentant maintenant le successeur des ducs d’Oloron — « princes souverains » comme disaient les journaux — il était suffisamment persuadé de sa grandeur pour pouvoir frayer avec n’importe qui. Et il délaissa la petite noblesse pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait pas aux Altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que m’attrister — comme s’il était devenu quelqu’un d’autre, le descendant de Robert le Fort, plutôt que l’ami qui s’était mis si peu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au fond ; le fait de n’avoir pas soupçonné d’avance son mariage avec Gilberte, dont la réalité m’était apparue soudain, dans une lettre, si différente de ce que je pouvais penser de chacun d’eux la veille, et qu’il ne m’eût pas averti me faisait souffrir, alors que j’eusse