Page:Proust - Albertine disparue.djvu/313

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plus. Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter, c’est que l’obstacle avait disparu : mon amour.

J’allai d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j’avais à Paris une jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j’avais loué. Comme d’autres de l’arôme des forêts ou du murmure d’un lac, j’avais besoin de son sommeil près de moi la nuit, et le jour de l’avoir toujours à mon côté dans la voiture. Car un amour a beau s’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra. Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-même l’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d’une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu’à la demeure même de l’aimée, ou sa résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu’un en qui nous avons confiance, dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d’une émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure avait exigé, en souvenir d’Albertine oubliée, la présence de ma maîtresse actuelle, que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir d’elle qu’elle se laissât garder par un de mes amis qui n’aimait pas les femmes, pendant quelques jours.

J’avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert, mais pas de la manière que tout