Page:Proust - Albertine disparue.djvu/330

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l’ayant repris que plus tard dans ma mémoire — après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d’être aussi franches que dans les premières minutes — avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais « ratées » plus complètement — bien qu’à vrai dire l’échec relatif avec elles fût moins absurde — pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel.

« Et la seconde fois, reprit Gilberte, c’est, bien des années après, quand je vous ai rencontré sous votre porte, l’avant-veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque j’avais la même envie qu’à Tansonville. — Dans l’intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées. — Oui, mais là vous m’aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle descendait l’avenue des Champs-Élysées, le jour où j’étais parti pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu’il en était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie si je n’avais rencontré les deux ombres s’avançant côte à côte dans le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m’eût peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité. Et en effet, les femmes qu’on n’aime plus et qu’on rencontre après des années, n’y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n’étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n’existe plus fait de celles qu’elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n’offrait pas d’intérêt pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout je n’étais plus malheureux, je n’aurais pas pu concevoir,