Page:Proust - Albertine disparue.djvu/39

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je le croyais de bonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Au fond, ce qui me rendait heureux, ce n’était pas de m’être déchargé de mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne me trompais pas du reste absolument ; le spécifique pour guérir un événement malheureux (les trois quarts des événements le sont) c’est une décision ; car elle a pour effet, par un brusque renversement de nos pensées, d’interrompre le flux de celles qui viennent de l’événement passé et en prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, de l’avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtout bienfaisantes (et c’était le cas pour celles qui m’assiégeaient en ce moment) quand du fond de cet avenir c’est une espérance qu’elles nous apportent. Ce qui au fond me rendait si heureux, c’était la certitude secrète que, la mission de Saint-Loup ne pouvant échouer, Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le compris ; car n’ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de Saint-Loup, je recommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui de mes pleins pouvoirs, n’étaient donc pas la cause de ma joie qui sans cela eût duré, mais le « la réussite est sûre » que j’avais pensé quand je disais : « Advienne que pourra. » Et la pensée, éveillée par son retard, qu’en effet autre chose que la réussite pouvait advenir, m’était si odieuse que j’avais perdu ma gaîté. C’est en réalité notre prévision, notre espérance d’événements heureux qui nous gonfle d’une joie que nous attribuons à d’autres causes et qui cesse pour nous laisser retomber dans le chagrin si nous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons se réalisera. C’est toujours cette invisible croyance qui soutient l’édifice de notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle. Nous avons vu qu’elle faisait pour nous la valeur ou la nullité des êtres, l’ivresse ou l’ennui de les voir. Elle fait de même la possibilité de supporter un chagrin qui nous semble