Page:Proust - Albertine disparue.djvu/51

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grand mérite à y résister. Vous savez l’être inconstant que je suis et comme j’oublie vite. Vous me l’avez dit souvent, je suis surtout un homme d’habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous ne sont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles que j’avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore les plus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à cause de cela, j’avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours où nous voir ne serait pas encore pour moi ce que ce sera dans une quinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise) : un dérangement, — j’avais pensé à en profiter, avant l’oubli final, pour régler avec vous de petites questions matérielles où vous auriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui qui s’est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas de l’approbation de ma mère, comme, d’autre part, je désirais que nous ayons chacun toute cette liberté dont vous m’aviez trop gentiment et abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour une vie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussi odieux à vous qu’à moi maintenant que nous devions passer toute notre vie ensemble (cela me fait presque de la peine en vous écrivant de penser que cela a failli être, qu’il s’en est fallu de quelques secondes), j’avais pensé à organiser notre existence de la façon la plus indépendante possible, et pour commencer j’avais voulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendant que, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j’avais écrit à Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût), et pour la terre j’avais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriez à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j’en