Page:Proust - Albertine disparue.djvu/53

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Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.

» Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J’en garde un bien bon souvenir. »


« P.-S. — Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ?  »


Sans doute, de même que j’avais dit autrefois à Albertine : « Je ne vous aime pas », pour qu’elle m’aimât ; « J’oublie quand je ne vois pas les gens », pour qu’elle me vît très souvent ; « J’ai décidé de vous quitter », pour prévenir toute idée de séparation, maintenant c’était parce que je voulais absolument qu’elle revînt dans les huit jours que je lui disais : « Adieu pour toujours » ; c’est parce que je voulais la revoir que je lui disais : « Je trouverais dangereux de vous voir » ; c’est parce que vivre séparé d’elle me semblait pire que la mort que je lui écrivais : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Hélas, cette lettre feinte, en l’écrivant pour avoir l’air de ne pas tenir à elle et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui ne pouvaient émouvoir que moi et non elle, j’aurais dû d’abord prévoir qu’il était possible qu’elle eût pour effet une réponse négative, c’est-à-dire consacrant ce que je disais ; qu’il était même probable que ce serait, car Albertine eût-elle été moins intelligente qu’elle n’était, elle n’eût pas douté un instant que ce que je disais était faux. Sans s’arrêter, en effet, aux intentions que j’énonçais dans cette lettre, le seul fait que je l’écrivisse, n’eût-il même pas