Page:Proust - Albertine disparue.djvu/55

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de la même manière que le jour où j’avais joué la fausse séparation, parce que, ces mots me représentant l’idée qu’ils m’exprimaient quoiqu’ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrement pour ne pas, par fierté, avouer que j’aimais), ils portaient en eux leur tristesse, mais aussi parce que je sentais que cette idée avait de la vérité.

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l’avoir envoyée. Car en me représentant le retour, en somme si aisé, d’Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J’espérais qu’elle refuserait de revenir. J’étais en train de calculer que ma liberté, tout l’avenir de ma vie étaient suspendus à son refus ; que j’avais fait une folie d’écrire ; que j’aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu’elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l’affranchir. Mais aussitôt je changeai d’avis ; je souhaitais qu’Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d’elle pour mettre fin à mon anxiété, et je résolus de rendre la lettre à Françoise. J’ouvris le journal, il annonçait une représentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d’une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récité à moi-même, et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d’échouer, ou de souffrir, d’entrer en leur possession. C’est ce qui m’était arrivé pour Gilberte quand j’avais cru renoncer à elle. Qu’avant le moment où nous sommes tout à fait