Page:Proust - Albertine disparue.djvu/63

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douté, fait partout d’inutiles recherches pour savoir la vérité ! C’est à de telles souffrances qu’est liée la douceur d’aimer, de s’enchanter des propos les plus insignifiants d’une femme qu’on sait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d’Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute le nom sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans doute autrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait pas longtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial, de la promenade ensemble au Bois, que j’avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.

Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir du départ d’Albertine, cela ne signifiait pas que je ne pensais qu’à elle. D’une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de proche en proche des objets qui finissaient par en être très éloignés, mais n’étaient pas moins électrisés par la même émotion qu’elle me donnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville, ou aux Verdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venait me frapper. D’autre part, moi-même, ce que j’appelais penser à Albertine, c’était penser aux moyens de la faire revenir, de la rejoindre, de savoir ce qu’elle faisait. De sorte que, si, pendant ces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenter les images qui accompagnaient mes souffrances, on eût aperçu celles de la gare d’Orsay, des billets de banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d’un bureau de