Page:Proust - Albertine disparue.djvu/92

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amour pour elle n’avait pas été simple : à la curiosité de l’inconnu s’était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d’une douceur presque familiale, tantôt l’indifférence, tantôt une fureur jalouse. Je n’étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d’une armée compacte où il y avait, selon le moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux — des jaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu’un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés par d’autres, que d’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à la fin un changement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’on était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l’alternance avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux.

Si j’avais peine à penser qu’Albertine, si vivante en moi (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes, dont Albertine, aujourd’hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l’âme qui avait pu les désirer, n’était plus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j’aurais seulement bénie si j’avais pu y voir le gage de la réalité morale d’une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet, destiné à s’éteindre lui-même, d’impressions qu’elle m’avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d’autres n’aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c’est ce qui était impossible puisqu’elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante.