Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/12

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c’est peut-être bien frivole que de faire œuvre intellectuelle. Mais d’une part les vérités de l’intelligence, si elles sont moins précieuses que ces secrets du sentiment dont je parlais tout à l’heure, ont aussi leur intérêt. Un écrivain n’est pas qu’un poète. Même les plus grands de notre siècle, dans notre monde imparfait où les chefs-d’œuvre de l’art ne sont que les épaves naufragées de grandes intelligences, ont relié d’une trame d’intelligence les joyaux de sentiment où ils n’apparaissent que çà et là. Et si on croit que sur ce point important on entend les meilleurs de son temps se tromper, il vient un moment où on secoue sa paresse et où on éprouve le besoin de le dire. La méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au premier abord un objet si important. Mais peut-être sera-t-on amené, au cours de ces pages, à voir qu’elle touche à de très importants problèmes intellectuels, peut-être au plus grand de tous pour un artiste, à cette infériorité de l’intelligence dont je parlais au commencement. Et cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner. Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première.

M. P.