Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/26

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trefois je rentrais des plus longues. Au plaisir de rentrer au château quand il se détachait sur le ciel rouge, que l’eau des étangs est rouge aussi, et de lire une heure à la lampe avant le dîner de sept heures, un autre plaisir, plus mystérieux a succédé. Nous partions à la nuit venue, nous traversions la grande rue du village  ; çà et là, une boutique éclairée de l’intérieur comme un aquarium et remplie par la lumière onctueuse et pailletée de la lampe nous montrait sous sa paroi de verre des personnages prolongés par de grandes ombres qui se déplaçaient avec lenteur dans la liqueur d’or, et qui, ignorant que nous les regardions, mettaient toute leur attention à jouer pour nous les scènes éclatantes et secrètes de leur vie usuelle et fantastique.

Puis j’arrivais dans les champs  ; sur une moitié le couchant s’était éteint, sur l’autre la lune était déjà allumée. Bientôt le clair de lune les remplissait tout entières. Nous ne rencontrions plus que le triangle irrégulier, bleuâtre et mouvant des moutons qui rentraient. Je m’avançais comme une barque qui accomplit sa navigation solitaire. Déjà, suivi de mon sillage d’ombre, j’avais traversé, puis laissé derrière moi une étendue enchantée. Quelquefois la dame du château m’accompagnait. Nous avions vite dépassé ces champs à l’extrémité desquels n’atteignaient pas mes plus longues promenades d’avant, mes promenades d’après-midi  ; nous dépassions cette église, ce château dont je