Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/32

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qui paraissent fort belles, une vaste cour où les cochers poussent les chevaux, qui tantôt nous emmèneront en forêt voir les étangs et le monastère, tandis que la châtelaine tôt levée recommande qu’on ne fasse pas de bruit pour ne pas m’éveiller.

Parfois, un matin de printemps égaré dans l’hiver, où la crécelle du conducteur de chèvres résonne plus claire dans l’azur que la flûte d’un pasteur de Sicile, je voudrais passer le Saint-Gothard neigeux et descendre dans l’Italie en fleurs. Et déjà, touché par ce rayon de soleil matinal, j’ai sauté à bas du lit, j’ai fait mille danses et gesticulations heureuses que je constate dans la glace, je dis avec joie des mots qui n’ont rien d’heureux, et je chante, car le poète est comme la statue de Memnon  : il suffit d’un rayon de soleil levant pour le faire chanter.

Quand successivement tous les autres hommes que j’ai en moi, l’un par-dessus l’autre, sont tous réduits au silence, que l’extrême souffrance physique, ou le sommeil, les a tous fait tomber l’un après l’autre, celui qui reste le dernier, qui reste toujours debout, c’est, mon Dieu, quelqu’un qui ressemble parfaitement à ce capucin qu’au temps de mon enfance les opticiens avaient sous la vitre de leur devanture et qui ouvrait son parapluie