Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/35

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train ou de bateau pour rentrer déjeuner chez eux à la campagne, et que, sous les tilleuls de l’avenue, devant la boutique torride du boucher, tirant leur montre pour voir s’ils «  n’avaient pas de retard  » ils goûtaient déjà le plaisir de traverser tout un arc-en-ciel de parfums, dans le petit salon noir et fleuri dont un rayon de jour immobile semble avoir anesthésié l’atmosphère  ; et que après s’être dirigé dans l’office obscure où luisent soudain des irisations comme dans une grotte, et où rafraîchit dans des auges pleines d’eau le cidre, que tout à l’heure – si «  frais  » en effet qu’il appuiera au passage sur toutes les parois de la gorge en une adhérence entière, glaciale et embaumée – on boira dans de jolis verres troubles et trop épais, qui comme certaines chairs de femme donnent envie de pousser jusqu’à la morsure l’insuffisance du baiser, ils goûtaient déjà la fraîcheur de la salle à manger où l’atmosphère – en sa congélation lumineuse que striaient comme l’intérieur d’une agate les parfums distincts de la nappe, du buffet, du cidre, celui aussi du gruyère auquel le voisinage des prismes de verre destinés à supporter les couteaux ajoutait quelque mysticité – se veinait délicatement quand on apportait les compotiers de l’odeur des cerises d’abord et des abricots. Des bulles montaient dans le cidre et elles étaient si nombreuses que d’autres restaient pendues le long du verre où avec une cuiller on aurait pu les prendre, comme cette vie qui pullule dans