Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/41

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de la parcourir toute, d’approcher d’un but désiré. L’odeur même de l’aubépine ne m’eût apporté l’évocation que d’un bonheur en quelque sorte immobile et limité, celui qui est attaché à une haie. Cette délicieuse odeur de pétrole, couleur du ciel et du soleil, c’était toute l’immensité de la campagne, la joie de partir, d’aller loin entre les bleuets, les coquelicots et les trèfles violets, et de savoir que l’on arrivera au lieu désiré, où notre amie nous attend. Pendant toute la matinée, je m’en souviens, dans ces champs de la Beauce, la promenade m’éloignait d’elle. Elle était restée à une dizaine de lieues de là. Par moments un grand souffle venait, qui couchait les blés au soleil et faisait frémir les arbres. Et dans ce grand pays plat, où les pays les plus lointains semblent la continuation à perte de vue des mêmes lieux, je sentais que ce souffle venait en droite ligne de l’endroit où elle m’attendait, qu’il avait passé sur son visage avant de venir à moi, sans avoir rien rencontré, sur son chemin d’elle à moi, que ces champs indéfinis de blé, de bleuets, de coquelicots, qui étaient comme un seul champ aux deux bouts duquel nous nous serions mis et tendrement attendus, à cette distance où les yeux n’atteignaient pas, mais que franchissait un souffle doux comme un baiser qu’elle m’envoyait, comme son haleine qui venait jusqu’à moi, et que l’automobile me ferait si vite franchir quand il serait l’heure de retourner près d’elle. J’ai aimé d’autres