Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

quise qu’il y avait au-dessus de l’appartement de cette dame, il y avait un lien mystérieux, et qu’aucune autre sorte de personne qu’une marquise ne pouvait avoir cette sorte de véranda.

Quelquefois, pensant à elle et me disant que je n’avais pas de chance de l’apercevoir aujourd’hui, je descendais tranquillement la rue, quand tout d’un coup, au moment où je passais devant la laitière, je me sentais bouleversé comme peut l’être un petit oiseau qui aurait aperçu un serpent. Près du comptoir, sur le visage d’une personne qui parlait à la laitière en choisissant un fromage à la crème, j’avais aperçu frémir et onduler une petite ligne serpentine au-dessus de deux yeux violets fascinateurs. Le lendemain, pensant qu’elle retournerait chez la crémière, je me postais pendant des heures au coin de la rue, mais je ne la voyais pas et je m’en retournais navré, quand en traversant la rue j’étais obligé de me garer d’une voiture qui manquait de m’écraser. Et je voyais sous un chapeau inconnu, dans un visage autre, le petit serpent endormi et les yeux qui comme cela paraissaient à peine violets, mais que je reconnaissais bien, et j’avais eu le coup au cœur avant de les avoir reconnus. Chaque fois que je l’apercevais, je pâlissais, je chancelais, j’aurais voulu me prosterner, elle me trouvait «  bien élevé  ». Il y a dans Salammbô un serpent qui incarne le génie d’une famille. Il me semblait ainsi que cette petite ligne serpentine se retrouvait chez sa sœur, ses