Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/56

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fatiguée à cette époque continue à croire que ce n’est pas lui, comme les vieux qui continuent un mouvement commencé  ; mais vite je reviens à cette idée  : c’est mon article.

Alors je prends cette feuille qui est à la fois une et dix mille par une multiplication mystérieuse, tout en la laissant identique et sans l’enlever à personne, qu’on donne à autant de camelots qui la demandent, et sous le ciel rouge étendu sur Paris, humide et de brouillard et d’encre, l’apportent avec le café au lait à tous ceux qui viennent de s’éveiller. Ce que je tiens dans ma main, ce n’est pas seulement ma pensée vraie, c’est, recevant cette pensée, des milliers d’attentions éveillées. Et pour me rendre compte du phénomène qui se passe, il faut que je sorte de moi, que je sois un instant un quelconque des dix mille lecteurs dont on vient d’ouvrir les rideaux et dans l’esprit fraîchement éveillé de qui va se lever ma pensée en une aurore innombrable, qui me remplit de plus d’espérance et de foi que celle que je vois en ce moment au ciel. Alors je prends le journal comme si je ne savais pas qu’il