Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/78

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n’était pas mon impression visuelle actuelle qui la ressentait. Comme dans ces représentations extraordinaires, où une multitude de choristes invisibles vient soutenir la voix d’une chanteuse célèbre et un peu fatiguée venue chanter une mélodie, des innombrables souvenirs indistincts les uns derrière les autres jusqu’au fond de mon passé ressentaient l’impression de ce rayon de soleil en même temps que mes yeux d’aujourd’hui, et donnaient à cette impression une sorte de volume, mettaient en moi une sorte de profondeur, de plénitude, de réalité faite de toute cette réalité de ces journées aimées, consultées, senties dans leur vérité, dans leur promesse de plaisir, dans leur battement incertain et familier. Sans doute, comme la chanteuse, mon impression d’aujourd’hui est vieille et fatiguée. Mais toutes ces impressions la renforcent, lui donnent quelque chose d’admirable. Peut-être aussi elles me permettent cette chose délicieuse  : avoir un plaisir d’imagination, un plaisir irréel, le seul vrai plaisir des poètes  ; dans une minute de réalité, elles me permettent une des rares minutes qui ne soit pas décevante. Et de cette impression et de toutes ses semblables, quelque chose qui leur est commun se dégage, quelque chose dont nous ne saurions pas expliquer la supériorité sur les réalités de notre vie, celles mêmes de l’intelligence, de la passion et du sentiment. Mais cette supériorité est si certaine que c’est à peu près la seule