Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/82

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sement, fût-il décevant, de ce qu’il y a de plus parfait ici-bas, épousant le mieux les formes du désir, voir passer dans un jardin des belles fleurs humaines et les cueillir, regarder par la fenêtre, aller au bal, se dire  : «  Voilà les possibilités les plus belles  », et les goûter. Quelquefois l’intrigue fait qu’un même soir on abat les trois fruits les plus inaccessibles. On ne désire d’ailleurs que de rares réalisations, pour se prouver qu’on peut réaliser. La réalisation pour les êtres, c’est comme la sortie pour les bonnes  ; on regarde pour rêver, car pour les êtres c’est individuel, il faut voir et on se fixe un être, une date, et on abandonne de plus grands plaisirs pour l’avoir goûté. Telle caresse de tel être, moins, tel geste, tel abattage de sa voix, c’est ce que nous voulons, pour l’avenir prochain, c’est l’échantillon de réalisation que nous demandons à la vie  ; la présentation à telle jeune fille, et la faire passer de l’inconnu au connu, ou plutôt nous faire passer pour elle de l’inconnu au connu, du méprisé à l’admirable, du possédé au possédant, c’est la petite poigne avec laquelle nous saisissons l’avenir impalpable, la seule que nous lui imposions, comme le voyage en Bretagne nous signifie à cinq heures du soir voir le rayon du soleil à mi-hauteur des chênes dans une allée couverte. Et comme l’un nous fait partir pour un voyage, l’autre – ou, si nous la connaissons, aller avec elle à tel endroit où elle nous verra en beau, où nous nous donnerons un des plaisirs de la vie réa-