Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/187

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l’arbuste catholique et délicieux.

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leurs bourses fraîches du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on