Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/273

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

nait ironiquement par le lieu commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer, alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.

— Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.

— Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria Mme  Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule en pénitence, ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.

Mme  Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux — et pour le plus