Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/111

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du moins j’aurais su, si je n’avais pas voulu croire ces affirmations d’Albertine plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je ne m’apercevais souvent que longtemps après l’avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n’osais plus reparler, mais qui n’en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques.

Souvent, pour ces simples regards furtifs ou détournés, sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais parfois me demander si la personne qui les provoquait n’était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n’avait fait que lui parler et dont, quand je l’apprenais, j’étais stupéfait qu’on lui eût parlé, tant c’était en dehors des connaissances possibles, au jugé, d’Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. C’est ainsi que je vis une fois, à Rivebelle, un grand dîner dont je connaissais par hasard, au moins de nom, les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.

Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou, au contraire, de réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne savent rien savent tout tout de même. Mais il faut un dossier plus matériellement documenté pour établir une scène de jalousie. D’ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où