Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/131

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Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de gens qu’on frôle, pourvu de tant d’issues qu’on peut dire qu’à la sortie on n’a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin, j’étais bien décidé à n’y pas consentir, mais j’étais surtout malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu’il y avait longtemps que j’aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était entrée pour moi dans cette période lamentable où un être, disséminé dans l’espace et dans le temps, n’est plus pour vous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement, comme Xercès, de battre pour la punir de ce qu’elle a englouti. Une fois cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui le comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l’imagination, et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue, éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser sortir seule, quelquefois avec celui qu’il sait son amant, préférant à l’inconnaissable cette torture du moins connue ! C’est une question de rythme à adopter et qu’on suit après par habitude. Des nerveux ne pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos jamais assez longues ; des femmes récemment encore légères vivent de la pénitence. Des jaloux qui, pour épier celle qu’ils aimaient, retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts qu’eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La jalousie finit ainsi