Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d’un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu’on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n’aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C’est l’enchantement des vieux quartiers aristocratiques d’être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d’en garder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen, appelé des « Libraires », parce que contre lui ceux-ci exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d’autrefois. Car l’appel qu’ils lançaient aux petites maisons voisines n’avait, à de rares exceptions près, rien d’une chanson. Il en différait autant que la déclamation — à peine colorée par des variations insensibles — de Boris Godounow et de Pelléas ; mais d’autre part rappelait la psalmodie d’un prêtre au cours d’offices dont ces scènes de la rue ne sont que la contre-partie bon enfant, foraine, et pourtant à demi liturgique. Jamais je n’y avais pris tant de plaisir que depuis qu’Albertine habitait avec moi ; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil et, en m’intéressant à la vie du dehors, me faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chère présence, aussi constante que je la souhaitais. Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je détestais, étaient fort au goût d’Albertine, si bien que Françoise en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié d’être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce quartier si tranquille