Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/157

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d’hostilité, de la veille. Ainsi m’était rappelée la promesse que je m’étais faite, à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée au moins je saurais m’efforcer de ne pas être irrité des querelles de Françoise et du maître d’hôtel, d’être doux avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Cette matinée seulement, et il faudrait tâcher de me faire un code un peu plus stable ; car, de même que les peuples ne sont pas longtemps gouvernés par une politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas par le souvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à s’envoler. En cherchant à me le rappeler pour le peindre je le faisais fuir plus vite. Mes paupières n’étaient plus aussi fortement scellées sur mes yeux. Si j’essayais de reconstituer mon rêve, elles s’ouvriraient tout à fait. À tout moment il faut choisir entre la santé, la sagesse d’une part, et de l’autre les plaisirs spirituels. J’ai toujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste, le périlleux pouvoir auquel je renonçais l’était plus encore qu’on ne le croit. Les pitiés, les rêves ne s’envolent pas seuls. À varier ainsi les conditions dans lesquelles on s’endort ce ne sont pas les rêves seuls qui s’évanouissent ; mais pour de longs jours, pour des années quelquefois, la faculté non seulement de rêver mais de s’endormir. Le sommeil est divin mais peu stable, le plus léger choc le rend volatil. Ami des habitudes, elles le retiennent chaque soir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préservent de tout heurt ; mais si on les déplace, s’il n’est plus assujetti, il s’évanouit comme une vapeur. Il ressemble à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.

Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c’était l’augmentation ou la diminution de l’intervalle qui créait la beauté. Je jouissais d’elle mais, en revanche, j’avais perdu dans ce sommeil,