Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/164

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parler de Montjouvain m’était trop pénible, je l’interrompais. « Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d’avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie, d’une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple. Jamais Albertine n’aurait trouvé ce que Céleste me disait ; mais l’amour, même quand il semble sur le point de finir, est partial. Je préférais la géographie pittoresque des sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raison d’aimer Albertine et une preuve que j’avais du pouvoir sur elle, qu’elle m’aimait.

Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu’elle laissait ouvertes, me forçait — pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l’accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d’autre part pour la faire accompagner — à déployer chaque jour plus d’ingéniosité que Shéhérazade. Malheureusement si, par une même ingéniosité, la conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi dans la vie certaines situations qui ne sont pas toutes créées, comme celle-là, par la jalousie amoureuse et une santé précaire qui ne permet pas de partager la vie d’un être actif et jeune, mais où tout de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la vie séparée d’autrefois se pose d’une façon presque médicale : auquel des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l’absence ?) à celui du cerveau ou à celui du cœur ?

J’étais, en tous cas, bien content qu’Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents