Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/167

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Comme cela je ne crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui sauter au cou : « N’ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout. À Versailles, sans avoir l’air de rien j’ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l’air de la voir, et le plus fort c’est qu’elle ne m’a pas vu. Oh ! elle m’aurait vu, ç’aurait été un petit malheur. C’était si naturel qu’ayant toute la journée devant moi à rien faire je visite aussi le Château. D’autant plus que Mademoiselle n’a certainement pas été sans remarquer que j’ai de la lecture et que je m’intéresse à toutes les vieilles curiosités (c’était vrai, j’aurais même été surpris si j’avais su qu’il était ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût). Mais enfin elle ne m’a pas vu. — Elle a dû rencontrer, du reste, des amies car elle en a plusieurs à Versailles. — Non, elle était toujours seule. — On doit la regarder alors, une jeune fille éclatante et toute seule ! — Sûr qu’on la regarde, mais elle n’en sait quasiment rien ; elle est tout le temps les yeux dans son guide, puis levés sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d’autant plus exact que c’était, en effet, une « carte » représentant le Château et une autre représentant les Trianons qu’Albertine m’avait envoyées le jour de sa promenade. L’attention avec laquelle le gentil chauffeur en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurais-je supposé que cette rectification — sous forme d’ample complément à son dire de l’avant-veille — venait de ce qu’entre