Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/232

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mais, pour des raisons nouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme qui se piquait d’esprit, surtout devant un des maîtres de la plume, et qui, si Bergotte insinuait : « Il me semble pourtant que le Dr X… m’avait dit — autrefois bien entendu — que cela pouvait me congestionner le rein et le cerveau… » souriait malicieusement, levait le doigt et prononçait : « J’ai dit user, je n’ai pas dit abuser. Bien entendu, tout remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les aimons : nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu’ils ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s’était défendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, les accidents d’autrefois avaient reparu, les récents s’étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle s’ajoutait l’insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus accompagnant chacun d’eux, prospectus qui proclamait la nécessité du sommeil mais insinuait que tous les produits qui l’amènent (sauf celui contenu dans le flacon qu’il enveloppait et qui ne produisait jamais d’intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d’une autre famille que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés, par exemple, de l’amyle et de l’éthyle. On n’absorbe le produit nouveau, d’une composition toute diffé-