Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/141

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tâchait de la mettre en valeur. Non, ce que je lui reproche, dit-elle d’un ton tendre — comme une femme ivre de son succès — c’est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des choses qu’on ne dit pas à tout le monde. Ainsi, tout à l’heure, il a parié qu’il allait vous faire rougir de plaisir en vous annonçant (par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher de l’avoir) que vous auriez la croix de la Légion d’honneur. Cela passe encore, quoique je n’aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle d’un air délicat et digne, qu’on dupe ses amis ; mais vous savez, il y a des riens qui nous font de la peine. C’est, par exemple, quand il nous raconte, en se tordant, que, si vous désirez la croix, c’est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. — Il vous a dit cela » s’écria Charlie croyant, d’après ces mots habilement rapportés, à la vérité de tout ce qu’avait dit Mme  Verdurin ! Mme  Verdurin fut inondée de la joie d’une vieille maîtresse qui, sur le point d’être lâchée par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être n’avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore, une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et préserver son bonheur, à « brouiller les cartes » dans le petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sans qu’elle eût le temps d’en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. « Il nous l’aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu’il faut prendre et laisser de ce qu’il dit, et puis il n’y a pas de sot métier, vous avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez ; mais qu’il aille faire tordre avec cela Mme  de Portefin (Mme  Verdurin la citait exprès parce qu’elle savait que Charlie aimait Mme  de Portefin), c’est ce qui nous rend malheureux ; mon