Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/151

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cher l’explication de cette absence de rancune, bien plutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au baron qu’il lui restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d’offensive ; même celles qui n’auront que des effets posthumes requièrent, si on les veut « monter » convenablement, le sacrifice d’une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pour l’activité d’une préparation. On parle souvent d’ennemis mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l’article de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C’est, au contraire, au moment où on n’a plus rien à perdre qu’on ne s’embarrasse pas des risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L’esprit de vengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus souvent — malgré des exceptions qui, au sein d’un même caractère, on le verra, sont d’humaines contradictions — au seuil de la mort. Après avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop fatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien. S’il se taisait souvent ainsi, ce n’est pas qu’il eût perdu son éloquence. Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des violences qu’elle avait ornées si souvent, ce n’était plus qu’une éloquence quasi mystique qu’embellissaient des paroles de douceur, des paraboles de l’Évangile, une apparente résignation à la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s’était transposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie si différent d’Andromaque), faisait l’admiration de ceux qui l’entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes, qui n’auraient pu s’empêcher d’adorer un homme que ses défauts leur avaient fait haïr. Certes, des pensées