Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/165

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devant ces événements qu’une sorte de double vue rétrospective nous fait paraître avoir déjà été connus dans le passé, il me sembla que je n’avais jamais pu m’attendre à autre chose. « M’ennuyer ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche ? Voilà qui m’est équilatéral. Est-ce qu’ils ne devaient pas avoir Mlle  Vinteuil ? » Hors de moi à ces mots : « Vous ne m’aviez pas dit que vous l’aviez rencontrée l’autre jour », lui dis-je pour lui montrer que j’étais plus instruit qu’elle ne pensait. Croyant que la personne que je lui reprochais d’avoir rencontrée sans me l’avoir raconté, c’était Mme  Verdurin, et non, comme je voulais dire, Mlle  Vinteuil : « Est-ce que je l’ai rencontrée ? » demanda-t-elle d’un air rêveur, à la fois à elle-même comme si elle cherchait à rassembler ses souvenirs, et à moi comme si c’était moi qui eus dû le lui apprendre ; et sans doute, en effet, afin que je dise ce que je savais, peut-être aussi pour gagner du temps avant de faire une réponse difficile. Mais si j’étais préoccupé par Mlle  Vinteuil, je l’étais encore plus d’une crainte qui m’avait déjà effleuré mais qui s’emparait maintenant de moi avec force, la crainte qu’Albertine voulût sa liberté. En rentrant je croyais que Mme  Verdurin avait purement et simplement inventé par gloriole la venue de Mlle  Vinteuil et de son amie, de sorte que j’étais tranquille. Seule Albertine, en me disant : « Est-ce que Mlle  Vinteuil ne devait pas être là ? », m’avait montré que je ne m’étais pas trompé dans mon premier soupçon ; mais enfin j’étais tranquillisé là-dessus pour l’avenir, puisqu’en renonçant à aller chez les Verdurin et en se rendant au Trocadéro, Albertine avait sacrifié Mlle  Vinteuil. Mais, au Trocadéro, que, du reste, elle avait quitté pour se promener avec moi, il y avait eu, comme raison de l’en faire revenir, la présence de Léa. En y pensant je prononçai ce nom de Léa, et Albertine, méfiante,