Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n’avais cessé de laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement que provisoire, de façon qu’Albertine continuât à y trouver quelque charme. Mais ce soir, j’avais été plus loin, ayant craint que de vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites qu’elles seraient sans doute, dans l’esprit d’Albertine, par son idée d’un grand amour jaloux pour elle, qui m’aurait, semblait-elle dire, fait aller enquêter chez les Verdurin.

Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me décider brusquement, sans même m’en rendre compte qu’au fur et à mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que, quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais un être dans sa sécurité, comme je n’avais pas, comme lui, le courage de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu’elle n’avait été que paroles en l’air, j’allais assez loin dans les apparences de la réalisation et ne me repliais que quand l’adversaire, ayant eu vraiment l’illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon. D’ailleurs, dans ces mensonges nous sentons bien qu’il y a de la vérité ; que, si la vie n’apporte pas de changements à nos amours, c’est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, et parler de séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses évoluent rapidement vers l’adieu. On veut pleurer les larmes qu’il apportera, bien avant qu’il survienne. Sans doute y avait-il cette fois, dans la scène que j’avais jouée, une raison d’utilité. J’avais soudain tenu à garder Albertine parce que je la sentais éparse en d’autres êtres auxquels je ne pouvais l’empêcher de se joindre. Mais eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j’aurais peut-être résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais,