Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

scrit de Bergotte qu’elle désirait tant, et j’écrivis sur la couverture : « À ma petite Albertine, en souvenir d’un renouvellement de bail. » « Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu’à demain soir, ma chérie, car vous devez être brisée. — Je suis surtout bien contente. — M’aimez-vous un petit peu ? — Encore cent fois plus qu’avant. »

J’aurais eu tort d’être heureux de la petite comédie, n’eût-elle pas été jusqu’à cette forme véritable de mise en scène où je l’avais poussée. N’eussions-nous fait que parler simplement de séparation que c’eût été déjà grave. Ces conversations que l’on tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d’une tempête que nous ne soupçonnons pas. En réalité, ce que nous exprimons alors c’est le contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que nous aimons), mais c’est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à celle de la séparation, et qui finira malgré nous par nous séparer. D’habitude, pas tout d’un coup cependant. Le plus souvent il arrive — ce ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine — que, quelque temps après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On demande à la femme, pour qu’ensuite elle se plaise mieux avec nous, pour que nous échappions, d’autre part, momentanément à des tristesses et des fatigues continuelles, d’aller faire sans nous, ou de nous laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les premiers — depuis bien longtemps — passés, ce qui nous eût semblé impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre foyer. Seulement, cette séparation, courte, mais réalisée,