Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un si beau coup d’œil. Vous m’avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que ce sont les fragments d’un même monde, que c’est toujours, quelque génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne l’explique, si on ne cherche pas à l’apparenter par les sujets, mais à dégager l’impression particulière que la couleur produit. Eh bien, cette beauté nouvelle, elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski : la femme de Dostoïevski (aussi particulière qu’une femme de Rembrandt), avec son visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence terrible (bien qu’au fond il semble qu’elle soit plutôt bonne), n’est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna écrivant des lettres d’amour à Aglaé et lui avouant qu’elle la hait, ou, dans une visite entièrement identique à celle-là — à celle aussi où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania — Grouchenka, aussi gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l’avait crue terrible, puis brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna (bien que Grouchenka au fond soit bonne) ; Grouchenka, Nastasia, figures aussi originales, aussi mystérieuses, non pas seulement que les courtisanes de Carpaccio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez Vermeer, il y a création d’une certaine âme, d’une certaine couleur des étoffes et des lieux, il n’y a pas seulement, chez Dostoïevski, création d’être mais de demeures, et la maison de l’Assassinat, dans Crime et Châtiment, avec son dvornik, n’est-elle pas presque aussi merveilleuse que le chef-d’œuvre de la maison de l’Assassinat dans Dostoïevski, cette sombre, et si longue, et si