Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/224

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semble aussi loin de moi que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits excessivement profonds, mais sur quelques points isolés de l’âme humaine. Mais c’est un grand créateur. D’abord, le monde qu’il peint a vraiment l’air d’avoir été créé par lui. Tous ces bouffons qui reviennent sans cesse, tous ces Lebedev, Karamazoff, Ivolguine, Segreff, cet incroyable cortège, c’est une humanité plus fantastique que celle qui peuple la Ronde de Nuit de Rembrandt. Et peut-être n’est-elle fantastique que de la même manière, par l’éclairage et le costume, et est-elle, au fond, courante. En tous cas elle est à la fois pleine de vérités profondes et uniques, n’appartenant qu’à Dostoïevski. Cela a presque l’air, ces bouffons, d’un emploi qui n’existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l’âme humaine ! Ce qui m’assomme, c’est la manière solennelle dont on parle et dont on écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l’amour-propre et l’orgueil jouent chez ses personnages ? On dirait que pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence, ne sont que deux états d’une même nature, l’amour-propre, l’orgueil empêchant Aglaé, Nastasia, le Capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine, l’ennemi-ami d’Alioscha, de se montrer tels qu’ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d’autres grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n’est-ce pas un motif sculptural et simple, digne de l’art le plus antique, une frise interrompue et reprise où se dérouleraient la Vengeance et l’Expiation, que le crime du père Karamazoff engrossant la pauvre folle, le mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant à son insu l’instrument des