Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/148

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t’attend, monte au 14 bis. Et plus vite que ça. » Et Maurice sortit rapidement, suivant le patron qui, un peu ennuyé que j’eusse vu ses chaînes, disparut en les emportant. « Comment que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. « Comment, si tard, je suis d’une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J’ai rendez-vous qu’à minuit. — Pour qui donc est-ce que tu viens ? — Pour Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. « Ah ! » dit le jeune homme de vingt-deux ans. Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l’atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon « cassis » bu, je redescendis l’escalier, puis, pris d’une autre idée, je remontai et dépassai l’étage de la chambre 43, allai jusqu’en haut. Tout à coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. — Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié », et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet, probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. Tout à coup la porte