Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/166

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répondit le patron, du temps que le gardera l’abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l’abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m’aperçut ; marchant droit au patron : « Qui est-ce ? Qu’est-ce que ça signifie ? », murmura-t-il d’une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n’avait aucune importance, que j’étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : « C’est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste ça et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L’exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente, car il partit furieux mais en recommandant que Léon tâchât d’être libre à 11 h. moins ¼, 10 h. ½ si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. « Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé d’avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls on ne ferait que manger de l’argent. Ici c’est le contraire des Carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris cette maison, ou plutôt si je l’ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c’est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l’autre. Ils avaient, d’ailleurs, été longtemps unis, alternant l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache