Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/181

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ne se pressent pas, c’est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas de pitié ! — Seigneur, Vierge Marie, s’écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d’avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert celle-là, au moment de son envahition. — La Belgique, Françoise, mais ce qu’ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté ! » Et même, la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n’avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont, en conséquence, ils ignoraient la prononciation, le maître d’hôtel ajoutait : « Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d’une plus grande enverjure que toutes les autres. » M’étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu’il fallait prononcer « envergure », je n’y gagnai qu’à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que j’entrais à la cuisine, car le maître d’hôtel presque autant que d’effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître que, bien qu’ancien jardinier de Combray et simple maître d’hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la déclaration des droits de l’homme le droit de prononcer « enverjure » en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service et où, par conséquent, depuis la Révolution, personne n’avait rien à lui dire puisqu’il était mon égal. J’eus donc le chagrin de l’entendre parler à Françoise d’une opération de grande « enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l’effet non de l’ignorance, mais d’une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même : « on » plein de méfiance, disant : « On nous parle des pertes des Boches, on ne