Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/76

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si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre.

Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d’une manière assez différente. « Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J’y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m’empêcher de partir. On me traitait de folle. — Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s’en échapper. — Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n’ai qu’une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j’ai su mon cher Tansonville menacé, je n’ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m’a semblé que ma place était à ses côtés. Et c’est, du reste, grâce à cette résolution que j’ai pu sauver à peu près le château — quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble — et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant. » En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu’elle n’était pas allée à Tansonville, comme elle me l’avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l’abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n’étaient pas restés à Tansonville, d’ailleurs, mais elle n’avait plus cessé d’avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener,