Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/139

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Plus d’une des personnes que cette matinée réunissait, ou dont elle m’évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu’elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d’où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui, apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d’abord dominer une forêt, ensuite sortir d’une vallée, et révéler ainsi au voyageur des changements d’orientation et des différences d’altitude dans la route qu’il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d’une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des « moi » si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d’habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j’avais même cessé de penser qu’elles étaient les mêmes que j’avais connues autrefois et qu’il me fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu’elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l’autre côté de la haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû, d’ailleurs, rétrospectivement retoucher la signification, qui était du désir. L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d’ailleurs, tellement changé depuis, que je ne l’avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m’arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : « Mais c’était M. de Charlus, déjà, comme c’est curieux. » Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si élégante qu’il crai-