Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/157

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la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli, ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m’avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que j’avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m’en étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l’un sonne celle du repos en même temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu’il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l’autre, à cause de l’homonymat et du corps commun aux deux, l’abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l’égoïsme. Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? À quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que ces